Depuis la fin des années 1970 et la publication des travaux pionniers de Michael T. Clanchy sur la literacy et d’Armando Petrucci à propos de la « culture graphique », le regard que le médiéviste porte sur ses sources a considérablement évolué : à une approche traditionnelle focalisée sur la notion d’original et fondée sur une démarche critique reposant sur le précepte du discrimen veri ac falsi s’est aujourd’hui substituée une conception nouvelle envisageant les documents écrits comme des témoins de la vie d’une société, et ce indépendamment de leur rapport à l’original et de leur place dans la tradition textuelle . L’objectif n’est plus seulement de séparer le bon grain de l’ivraie, en écartant les témoignages les plus fragiles au profit de ceux jugés fiables ; tout en continuant à recourir aux méthodes de la paléographie, de la codicologie et de la diplomatique, il s’agit désormais de comprendre les processus de production et de conservation des sources, mais aussi, et surtout, de s’interroger sur la place, le statut et les fonctions de l’écrit dans la société médiévale, bref d’intégrer pleinement l’histoire de l’écrit à une histoire des pratiques sociales.
C’est à cette puissante dynamique de la médiévistique actuelle que le Réseau des Médiévistes belges de Langue française (RMBLF – Groupe de contact du FRS-FNRS) a souhaité consacrer sa prochaine journée d’étude. Le terrain d’enquête, fort vaste, sera toutefois restreint à la question des relations qu’entretiennent les productions scripturaires avec l’exercice du pouvoir. L’ambition est ici de mettre en lien l’évolution des formes de communication et d’administration avec la transformation des structures politiques et sociales. Autrement dit, il s’agit de comprendre comment l’écrit a pu être utilisé, tout au long du millénaire médiéval, comme vecteur d’autorité et outil de gouvernement.
La réflexion concernera au premier chef les écrits de la pratique, qu’il s’agisse d’actes juridiques ou d’instruments de gestion (polyptyques, listes de vassaux, comptabilités, etc.), dont le nombre croît exponentiellement à partir du XIIe siècle dans un contexte de « banalisation » de l’écrit, puis, plus tard, d’essor de la bureaucratie. Dans cette perspective, il serait pertinent de s’interroger sur l’émergence de préoccupations en matière de gestion de l’information (officielle ou non), d’archivage et de classement – en se penchant sur la genèse des archives princières, seigneuriales et urbaines – ; de s’intéresser à l’évolution des documents de gestion seigneuriaux utilisés dans les milieux monastiques (le passage du polyptyque carolingien au censier, par exemple) ; d’examiner les instruments de travail administratifs soutenant le processus de la décision politique, encore trop peu souvent au centre des réflexions.
Mais limiter la réflexion aux seuls « écrits de la pratique » serait une erreur. Dès l’aube du Moyen Âge, la possession du livre-objet – qu’il s’agisse d’un manuscrit liturgique ou d’une œuvre littéraire – a pu s’assimiler à celle d’un produit de luxe, et donc servir d’outil de distinction et de différenciation pour les élites. Les sources narratives et liturgiques doivent dès lors nécessairement être prises en compte lorsque l’on s’interroge sur les liens entre écrit et pouvoir. À cet égard, il n’est plus à démontrer que celles-ci constituent de puissants vecteurs d’autorité. Il suffit, pour s’en convaincre, de songer à la place qu’occupe la liturgie dans les cérémonies de sacre ou d’adoubement. De même, l’analyse des pratiques d’écriture et de réécriture a permis d’établir combien l’histoire et l’hagiographie pouvaient être mises au service d’une cause, que ce soit dans le contexte grégorien d’une redéfinition des rapports entre clercs et laïcs ou dans celui de la construction de la mémoire d’un souverain (Saint Louis par Jean de Joinville, Baudouin V de Hainaut par Gislebert de Mons, etc.). C’est là une des voies que nous aimerions arpenter lors de notre prochaine journée d’étude. Par ailleurs, dans un contexte où écrit et oral ne s’opposent pas plus qu’image et texte – qu’on songe aux calligrammes poétiques de Raban Maur ou aux chartes ornées des époques romane et gothique –, il serait également intéressant d’approfondir l’étude des liens qui unissent l’écriture, l’oralité et d’autres langages, comme ceux des signes ou des images.
Associant étroitement verbe, image et matière, les inscriptions épigraphiques, trop longtemps reléguées au second plan des études médiévales, se doivent également d’être prises en compte, dans la mesure où, à travers le marquage et l’investissement de l’espace, elles visent à transmettre à un public large des informations soigneusement réfléchies, parfois de nature politique (légitimation d’un pouvoir, sacralisation d’un édifice, etc.). On entre ici dans le champ de la communication politique, voire de la propagande, auquel une partie de la journée d’étude se consacrera. Dans cette perspective, il s’avérera pertinent de confronter des données livrées par l’archéologie à des témoignages littéraires afin d’identifier les limites et les biais qui affectent ces derniers, par exemple dans le cadre de dossiers de fondation ou de refondation de sites ecclésiaux ou castraux. En effet, la réalité matérielle mise au jour par l’archéologie ne concorde pas nécessairement avec les éléments relatés par les sources écrites.
En conviant de jeunes chercheurs, doctorants et post-doctorants, à partager leurs recherches avec leurs aînés – deux discutants seront en effet chargés d’animer les débats et de susciter une vraie discussion avec le public –, le Réseau des Médiévistes souhaite une nouvelle fois mettre à la une des problématiques ancrées dans l’actualité de la recherche scientifique tout en s’affranchissant, dans la mesure du possible, de tout carcan disciplinaire.
9h00 : Accueil
9h30 : Nicolas Ruffini-Ronzani (UNamur) et Marie Van Eeckenrode (Archives de l’État/UCL) – L’écrit comme instrument de pouvoir au Moyen Âge : introduction
10h00-12h30
Présidence de séance : Jean-François Nieus (FNRS/UNamur)
Julia Exarchos (UGent) – Liturgical texts as an instrument of power : what we can learn from the content of liturgical handbooks
Inès Leroy (UCL) et Amélie Collin (ULB) – CARE, Histoire et Archéologie pour un inventaire critique des édifices religieux (IVe-Xe siècle)
Paul Chaffenet (Lille 3/ULB) – Le dossier hagiographique de sainte Hunégonde (seconde moitié du Xe siècle) : efficacité et limites d’un discours monastique ?
14h00-17h00
Présidence de séance : Timothy Salemme (Université du Luxembourg)
François Otchakovsky-Laurens (Université d’Aix-Marseille) – L’assemblée urbaine dans les registres délibératifs marseillais, un enjeu de pouvoir
Arnaud Rusch (ULg) – Du témoignage d’une cérémonie à l’organisation d’une révolution médiatique du pouvoir : les pratiques du livre de fête à l’aube de la Première modernité
Tineke Van Gassen (UGent) – Archives as touchstones of urban memories in late medieval Ghent
Nathalie Verpeaux (UNamur) – Acquérir le pouvoir dans une abbaye : quelle place pour l’écrit ? L’exemple des abbayes féminines d’Autun à la fin du XVe siècle
Paul Bertrand (UCL) et Cécile Treffort (Université de Poitiers) – Remarques conclusives
Informations pratiques :
Vendredi 29 mai 2015
Université de Namur
Faculté de Philosophie et Lettres
Local L33 (3e étage)
61, rue de Bruxelles
5000 Namur
Inscription souhaitée à l’adresse info.rmblf@gmail.com
Cette journée d’étude peut être valorisé dans le cadre des modules de formation proposés par l’Ecole doctorale « EDT56 Histar ».
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