Appel à contribution – Pauvreté et propriété. Colloques et rencontres de la SHRF

AAC : 23-28 novembre 2026, Lyon : Pauvreté et propriété

Les propositions de communication sont à adresser au comité scientifique shrflyon2026@gmail.com avant le 31 octobre 2025. Elles comprendront un résumé de 4000 signes avec un titre et une très brève présentation de l’auteur.

Argumentaire : La pauvreté n’est pas un manque passager de ressources mais un état. Ce qui manque au pauvre est la possession assurée d’un bien durable qui le sorte de sa condition. La propriété est précisément un tel bien, dont la possession est reconnue en droit et donne lieu à un changement d’état, la propriété étant conçue, non seulement comme une ressource à disposition, mais comme une extension de la personne. Dans les sociétés qui admettent l’esclavage, l’aboutissement ultime d’un processus d’appauvrissement est la réduction de l’individu à l’état d’objet aliénable : celui qui n’a plus que des dettes perd la possession de lui-même avec sa liberté personnelle.

Soixante après la publication dans la Revue d’histoire de l’Église de France d’un dossier sur le thème « Église et pauvreté », le congrès se donne pour but d’étudier ensemble pauvreté et propriété, dans l’hypothèse que la première gagne à être pensée, comme condition, à la lumière de la seconde, dans une perspective très large d’histoire religieuse. Toutes les religions sont concernées, du paganisme antique jusqu’à ce que l’époque moderne a appelé la religion naturelle ou la religion universelle, de même que tous les espaces peuvent être pris en considération, sans se limiter à l’espace de la France contemporaine.

Qu’apporte le point de vue religieux sur la pauvreté et la propriété aux définitions économiques et sociales ? Des historiens du christianisme parlent d’un renversement conceptuel radical [Brown 2012] : parce que le Jésus des évangiles fait du renoncement à la propriété la condition nécessaire pour le suivre [Mtt 19, 21], en cohérence avec le discours des épîtres apostoliques sur le pauvre, véritable héritier du Royaume [Jc 2, 5] et la description des premières communautés de fidèles comme fondées sur la mise en commun des biens [Ac 4, 32], la christianisation de l’empire romain aurait provoqué un renouvellement majeur du sens de ces deux mots, en inversant dans l’ordre spirituel leurs valeurs économiques objectives.

Mais pour quoi faire concrètement ? L’inventivité pragmatique des religions vis-à-vis de la pauvreté et de la propriété est l’une des manifestations les plus essentielles de leur volonté de transformer les hommes et le monde [Galston et Hoffenberg 2010]. Renforcer l’initiative privée en faveur du pauvre par l’aumône collective et légale (zakat) transforme les croyants en gestionnaires, et les gestionnaires en administrateurs du bien commun. Asseoir la microfinance, dont le micro-crédit sur les liens confessionnels pourrait renforcer l’efficacité d’un des leviers actuels les plus essentiels pour faire reculer la pauvreté en l’absence de propriété privée [Mohamed & Fauziyyah 2020]. De façon complémentaire, les théories économiques éclairent des phénomènes qu’on aurait tort de lire comme seulement religieux : la Réforme naît sûrement de l’exégèse luthérienne de Paul, mais peut-être aussi du monopole économique que Rome exerce sur le trésor des grâces [Ekelund, Hébert, Tollison 2002].

Les pistes de réflexion qui suivent ne dessinent pas les demi-journées du programme, mais pointent des chantiers à ouvrir, y compris dans le domaine de l’histoire de l’art ou de l’histoire de la philosophie.

1. La pauvreté, entre manque et détachement

Quand Ambroise de Milan (m. 397) commente le portrait d’Abram dans la Genèse – « il était très riche et propriétaire de troupeaux, d’or et d’argent » (Gn 13, 2) – il fait du bon propriétaire celui qui sait ne manquer de rien :

« Il était très riche comme est riche celui à qui aucun bien ne manque, qui ne convoite pas le bien d’autrui parce qu’il n’a pas besoin d’appeler quoi que ce soit ‘sien’ ; voilà ce que c’est qu’être riche, avoir de quoi satisfaire sa volonté ; la frugalité est mesurée, la fortune ne l’est pas, sinon par le jugement de celui qui sait borner quelque part sa soif. » Ambrosius Mediolanensis, De Abraham II, 5, 19.

Une telle conception interroge notre définition de la pauvreté comme absence de propriété. On peut se demander si ce critère est suffisant (peut-on être démuni sans être pauvre ?) et s’il est nécessaire (peut-on posséder mais être néanmoins pauvre ?). Il existe toute une gradation de situations. Les auteurs chrétiens pointent notamment le dénuement, au sens propre, et utilise le critère du vêtement : est considéré comme pauvre celui qui ne possède qu’un seul vêtement, à l’image du Christ, si l’on suit Augustin [« qui n’avait que de quoi se vêtir le jour même », Nihil habens praeter quod ipso die vestiebatur, Augustin, Lettre 20* (J. Divjak)].  La mention d’un capital (vêtement ou autre) s’apparente-elle à la traduction du classement censitaire du populus qui appelait à une définition chiffrée de la pauvreté dans l’Antiquité païenne [Carrié 2003] ?

De fait, l’absence de propriété n’est pas la seule définition possible de la pauvreté. Elle peut la définir en partie ; en être seulement une condition nécessaire, mais non suffisante ; ou même être contestée comme seulement accidentelle à ce qui constitue l’essence de la pauvreté. On peut faire valoir d’autres critères, comme la précarité, la dépendance ou la marginalité. Avant l’époque moderne, les pauvres ne sont pas opposés aux possédants ni aux riches, mais aux puissants [Mollat 1974]. Est pauvre tout homme qui n’est pas capable d’assurer sa propre protection, qui doit recourir au patronage d’autrui, c’est-à-dire qui n’obtiendrait pas la justice ou le respect de ses droits sans reconnaître sa dépendance à l’égard d’un puissant, quand bien même il subviendrait à ses besoins vitaux. Pauvre et propriétaire ne sont pas antinomiques.

La conséquence de cette organisation sociale est qu’en contexte chrétien, les moines peuvent être désignés comme les pauvres par excellence, sans doute pour s’être volontairement dépris de leurs possessions individuelles, mais aussi pour avoir remis le soin de leur propre protection à d’autres – à Dieu, au saint patron de leur communauté, au roi, aux princes, à un abbé laïc, à un avoué [Magnani 2008]. Leur pauvreté statutaire, qui les désigne comme les meilleurs récipiendaires possibles de la charité, n’est pas considérée comme contradictoire avec le fait que leur monastère soit propriétaire de terres et de droits : au contraire, la propriété collective est la garantie que la dépossession individuelle sera vécue comme une ascèse spirituelle sans conduire à un dénuement matériel excessif [Jacques 1986]. La pauvreté convertit le moine, elle ne doit pas le tuer. On pourrait aller jusqu’à dire que, dans un contexte chrétien médiéval, la bonne pauvreté du moine est garantie par la propriété collective de l’Église, quand la pauvreté qui avilit est la conséquence de l’avidité des grands laïcs qui accaparent [Little 1978 ; Calvet-Marcadé 2018]. L’inobservance ou l’assouplissement, au fil du temps, des règles de pauvreté sont par ailleurs sources de débat et de conflits renouvelés au sein de l’ordre monastique [Plongeron 1966].

La pauvreté volontaire remet en question l’idée même que la pauvreté soit un manque pour en faire une forme d’accomplissement de soi. Sous sa forme religieuse chrétienne, elle se vit comme une remise en cause radicale de la propriété avec l’apparition et la multiplication des ordres mendiants au XIIIsiècle [Wolf 2003]. La pauvreté apparaît alors comme le moyen privilégié d’atteindre à la perfection évangélique par imitation du Christ [Piron 2009, 2012]. Les justifications que ces ordres élaborent de leurs règles impliquent de repenser le droit de propriété, dans l’extension de sa validité (les ordres mendiants se situant dans une certaine mesure hors de ce droit et des obligations qu’il implique), dans son objet (distinction entre propriété et usage), et dans ses fondements (querelles sur la pauvreté du Christ) [Todeschini 2004 ; Franks 2009]. L’apparition d’un concept de pauvreté infâmante est l’une des conséquences les plus marquantes de ces réflexions médiévales [Todeschini 2007]. Dès l’époque tardo-antique, la moralisation du discours chrétien alimente le stéréotype social du mendiant importun [Chill 1962 ; Freu 2007 ; Engebretsen 2011] et pose la question du rapport au travail, des moyens financiers qui en découlent et d’un éventuel accès à la propriété par ce biais. Il s’agira de mieux comprendre le lien entre religion, travail, richesse et propriété, et de montrer comment la pauvreté volontaire se prolonge parfois, au-delà du contexte religieux où elle est d’abord instituée. Au sein du christianisme par exemple, l’existence de plusieurs traditions orientales des rapports entre travail et spiritualité, puis leur exportation et adaptation dans les sociétés occidentales [Brown 2016] peut-elle rendre compte de la nature organique, antinomique, concurrentielle ou complémentaire des liens entre pauvreté et propriété autour du pourtour méditerranéen ? 

2. La propriété : justification, contestations, concurrence

La propriété se distingue de la simple possession en tant qu’elle est reconnue comme légitime, mais cette légitimité ne va nullement de soi. Dans les religions qui confessent l’existence d’un Dieu créateur, on peut plaider que la propriété éminente de l’univers n’appartient pas aux hommes, qui n’en sont que les dépositaires. Thomas d’Aquin soutient en ce sens que l’homme n’a un dominium sur les choses naturelles que dans la mesure où Dieu les a ordonnées à son usage, « et sous ce rapport il ne doit pas se les attribuer en propre, mais les considérer comme à tous, afin d’être plus disposé par là même à les mettre au service des autres en cas de besoin » (Summa theologiae, IIa IIae, q. 66, a. 2). Si cet usage au service du bien commun relève de la loi naturelle, la propriété privée, nécessaire à la gestion et disposition des biens, relève de seule la loi civile, donc du pouvoir politique. La propriété privée comme droit naturel de l’individu trouve ses premiers développements dans la Seconde Scolastique [Renoux-Zagamé 1987], mais éclot à l’époque moderne, particulièrement avec la figure de John Locke, dont la doctrine a pu inspirer la défense de la propriété privée comme réponse efficace à la pauvreté qu’on trouve dans l’encyclique Rerum novarum [Astier et Disselkamp 2011].

L’étude de ces discussions doit donner toute sa place à la longue histoire de la propriété collective. Le cas des biens d’Église a souvent été exploré : dans le contexte du droit romain tardo-antique, ils ont été définis comme inaliénables au nom de leur destination, qui est le soulagement des pauvres. Peut-on établir un lien entre cette notion héritée et une écologie intégrale qui étend à toutes les ressources naturelles l’idée d’une propriété collective, au nom de leur destination commune ? Ou le souci écologique doit-il s’inspirer du renoncement franciscain à toute forme de propriété et de son éthique de « l’usage pauvre », comme condition d’un renoncement à la domination de la terre et des créatures non-humaines [Piron 2024] ?

Le congrès réservera une place à l’étude des différentes formes de contestation ou de critique de la propriété, en se demandant notamment en quoi les différentes révoltes (jacqueries médiévales, mouvements ouvriers) peuvent être comprises à partir d’un déséquilibre dans la répartition des biens ou d’un dysfonctionnement des dispositifs d’assistance aux pauvres. Une grande attention sera portée à la façon dont un discours religieux peut justifier l’abolition de la propriété privée ou un partage égalitaire des richesses pour abolir la pauvreté, en contexte de réforme ecclésiastique [Stayer 1991], de contestation politique de régimes de domination [Freeze 1989 ; Swartz 2009] ou de révolution [Markov 1967 ; Gousseff 1993 ; Sanchez 2015]. Des réformes du XVIsiècle aux révolutions des XVIIIe-XXsiècles, la critique de la richesse supposément abusive des monastères a servi d’aliment a un discours anticlérical ou a justifié des politiques de confiscations qu’il conviendrait d’aborder dans une perspective comparatiste [Bazant 1971 ; Le Gall 2001 ; Beales 2003 ; Murzaku 2016]. En effet, les expropriations des institutions religieuses, réalisées à l’occasion de réformes agraires ou de politiques sécularisatrices, constituent un phénomène massif qui touche toutes les confessions. Au-delà des impacts sur leur fonctionnement concret, ces expropriations conduisent les institutions religieuses à redéfinir la nature même de leur pouvoir dans les sociétés sécularisées. De façon archétypale, la perte en 1870 de son « patrimoine » impose au centre romain de l’Église catholique non seulement des réformes financières (denier de Saint-Pierre « moderne », collectes mondiales ad hoc, convention financière avec l’État italien en 1929), mais aussi un détachement du « temporel » pour reconfigurer son pouvoir sur le plan spirituel [Crocella 1982 ; Pollard 2005 ; Jankowiak 2007].

Dans la mesure où la pauvreté dépend de la propriété, devenir pauvre résulte d’une dépossession, qui peut prendre plusieurs formes : l’expropriation due à des crises économiques, les spoliations liées à des conflits armés, les héritages inégaux, ou encore les dettes insurmontables. Inversement, l’accès à la propriété sera un moyen pour le pauvre de sortir de sa condition. Il s’agira donc d’interroger les trajectoires de régression ou d’émancipation sociale et économique, et le rôle que jouent la perte ou l’acquisition des biens dans l’appauvrissement [Benito i Monclús, Carocci, Feller 2023]. Il s’agira également d’interroger les processus mêmes de perte et d’acquisition : quels sont les mécanismes d’érosion de la propriété ? Qu’est-ce qui peut conduire à une dépossession subite ? Quelles voies peuvent être suivies ou quelles occasions peuvent être saisies pour accéder à la propriété ?

3. Posséder pour soulager la pauvreté ? Assistance, charité, solidarité

La pauvreté conjoncturelle n’est pas la pauvreté structurelle [Freu 2007]. Dans l’Antiquité méditerranéenne, la pauvreté sanctionne l’écart entre les revenus d’un individu et les charges qui découlent de sa fonction sociale ou politique. Dans les sources juridiques tardo-antiques, lorsque l’État cherche à secourir les pauvres, le législateur emploie indifféremment pauper (pauvre), inops (sans ressource) ou egens (nécessiteux). L’ambiguïté des termes employés dans le Code théodosien semble naître de la rencontre des concepts civiques avec les concepts économiques [Freu 2008]. Loin de se substituer aux mécanismes de l’évergétisme civique ou des solidarités de groupe (associations professionnelles ou religieuses), l’État antique manifeste de l’intérêt aux pauvres pour des raisons fiscales, lorsqu’il s’agit notamment de substituer des peines corporelles aux peines financières. Car, du point de vue étatique, la possession d’un seul capital – physique – caractérise le pauvre : son corps constitue sa force de travail et, en cas de condamnation pour dettes par exemple, le pauvre paye de sa personne [Grodzynski 1987]. Lorsque l’Église à son tour joue ce rôle, la rhétorique évolue. Les prédicateurs et les textes chrétiens incitent à accorder aux pauvres, de manière englobante, une véritable reconnaissance sociale et à en faire des bénéficiaires d’une forme de droit à la générosité. L’ensemble de ces pauperes ou pénètai forment le peuple des inférieurs, reconnus comme ceux qui doivent désormais être pris en charge grâce aux richesses des Églises et selon le principe de la mise en commun des biens économiques [Cornillon 2020].

L’Antiquité tardive voit éclore un évergétisme d’État où les systèmes d’assistance païen, juif et chrétien entre en interaction voire en concurrence (Julien, Lettre 84, 10-18). Vis-à-vis de l’évergétisme païen, la motivation évolue [Pietri-Duval 1997], mais les mécanismes de régulation économique persistent [Patlagean 1977] et l’évergétisme chrétien n’échappe pas toujours aux traits de l’ostentation. Le discours chrétien trouve surtout d’autres moyens d’exprimer la régulation sociale : désormais tous les fidèles doivent participer à un tel devoir de générosité, le plus pauvre pourra aider le moins pauvre, selon ses moyens. La pauvreté n’en est que plus relative. Exalté, l’acte de donner justifie en partie la richesse et les possessions afférentes [Gasper et Gullbekk 2015]. L’institution ecclésiastique prend progressivement en charge les établissements d’assistance à la faveur d’une législation étatique favorable dès Constantin, et grâce aux ressources croissantes de l’Église qui peut désormais recevoir des legs ou être propriétaire de terres. Parallèlement à la christianisation et à l’institutionnalisation des pratiques d’assistance [Crislip 2005], et selon des logiques plus ou moins divergentes entre mondes occidental et byzantin [Miller 1985], sont aussi impliqués dans l’action charitable les particuliers, laïcs, riches ou moins riches. Mais le financement privé demeure-il réellement solidaire ; s’apparente-t-il à un mécanisme de répartition des surplus hérité de l’évergétisme antique ; ou bien masque-t-il un investissement lucratif dans un secteur en voie d’expansion [Cabouret 2020] ? Quels liens établir dès lors entre aspirations célestes et possessions terrestres, matérialisées par la propriété [Aubrun et alii 1994] ?

Ainsi, la lutte contre la pauvreté prend des formes variées et se développent sur des substrats culturels et historiques variés. En Occident, l’assistance publique, d’abord portée par des institutions religieuses (hôpitaux, hospices, confréries, maisons charitables), puis progressivement assumée par l’État, vise à soulager les miséreux [Gutton 1971 ; Gutton 1974 ; Depauw 1999 ; McIntosh 2011 ; Healey 2014 ; Fehler et Thomley 2023]. Cependant, ces dispositifs peuvent aussi instaurer des rapports de dépendance et de distinction, entre ceux qui bénéficient de ces aides et ceux qui en sont exclus. Il s’agira d’interroger ces formes d’assistance institutionnelles en les contrastant entre elles et avec les pratiques, plus précaires, de charité privée, ainsi qu’avec les solidarités horizontales et les phénomènes d’entraide, qui ne dépendent pas de la bonne disposition des possédants et permettent en cela d’accéder à une forme d’autonomie relative [Fairchilds 1976 ; Schen 2002 ; Hindle 2004 ; Tomkins 2006]. La comparaison entre les pratiques charitables de différents groupes religieux sera la bienvenue [Frenkel et Lev 2009]. L’époque moderne est le théâtre d’une sécularisation de la charité sous la forme de la philanthropie, devoir social universel dépassant l’appartenance confessionnelle [De Swaan 1988 ; Duprat 1994 ; Safley 2003 ; Grenot 2014 ; Fontaine 2022]. L’un des enjeux de la rencontre sera d’interroger la façon dont le devoir religieux d’assistance aux pauvres entre en conflit ou au contraire s’agrège à cette conception séculière de l’aide aux plus démunis [Chopelin-Blanc et Clément 2008].

La révolution industrielle et les défis du « paupérisme » qui touchent les sociétés de façon graduelle à partir de la fin du XVIIIe siècle stimulent de nouvelles formes d’organisation de l’assistance aux pauvres. Les acteurs de la charité se multiplient et se diversifient, offrant de nouveaux champs d’action aux laïcs et aux femmes [Gambasin 1958 ; Brejon 2018], tout en stimulant enquêtes et réflexions inédites au sein des sciences sociales naissantes [Dion 1967]. Cette dynamique caritative touche toutes les religions : elle est souvent le fruit d’une émulation avec les confessions concurrentes, un État qui envisage de plus en plus son rôle sous le signe de la « providence » [Maurer 1999], mais aussi de compétitions et collaborations avec le mouvement socialiste ou encore les organisations humanitaires en pleine structuration à l’échelle internationale [Houlihan 2024]. Ce faisant, la solidarité avec les plus fragiles n’est pas qu’un mouvement descendant d’assistance. De nombreux dispositifs visent à refonder en profondeur les rapports sociaux : le mutualisme entend aider les plus fragiles à sécuriser eux-mêmes leur situation sociale, voire à emprunter pour accéder à la propriété de l’habitat ou des moyens de production. Sur le plan théologique, certaines confessions repensent leur enseignement : la « doctrine sociale », approfondie par l’Église catholique depuis 1891, définit ainsi les moyens individuels et collectifs de la quête du « bien commun ». La solidarité avec les plus pauvres débouche parfois sur la revendication de droits sociaux dans le champ politique [Brodiez-Dolino 2008] et, dans une dynamique qui dépasse les frontières, sur la dénonciation tiersmondiste des rapports de domination dans un monde interdépendant [Pelletier 1996].

5-7 octobre 2023 – Nancy, Campus Lettres et Sciences humaines : Le pouvoir de décider (Christianisme, Occident, du Grand schisme à nos jours)

Deux ânes symbolisent la confrontation du sujet à la prise de décision : dans la Bible, l’ânesse de Balaam (Nb 22, 21-35), plus clairvoyante que son maître pour comprendre la volonté divine, lequel finit par s’y conformer et refusa de maudire le peuple d’Israël face à ses ennemis de Moab ; dans la philosophie, l’âne du maître ès arts parisien du XIVe siècle, Buridan, qui, selon la tradition, mourut incapable de trancher entre la satisfaction de sa faim et celle de sa soif. Deux exempla qui enseignent que l’art de décider, le pouvoir de trancher, constitue une expérience commune aux conséquences vitales. C’est dans la même direction que point la racine latine du verbe « décider » : decidere, c’est d’abord trancher, couper une branche d’arbre, un membre, une tête ; mais c’est aussi terminer une affaire, sens qui glisse vers l’idée de transiger, de s’accommoder, dans la perspective de clore un différend. Les résonances du terme vont donc plus loin que la définition lapidaire du Robert : « disposer en maître par son action ou son jugement ». L’historien sait que l’affaire n’est pas si simple et que se cachent des réalités multiples derrière le sujet qui dispose, les conditions dans lesquelles les jugements sont forgés, la mise en œuvre des actions.

Il a semblé au CRULH et à la SHRF que l’histoire du christianisme occidental, de la fin de la période médiévale à nos jours, constitue un terrain fécond pour approfondir ces notions et invitent à le faire au cours d’une rencontre scientifique qui se déroulera à Nancy entre le 5 et le 7 octobre 2023. L’Église occidentale puis les Églises après la Réforme, sont en effet le cadre d’un riche éventail d’expérimentations en matière de prise de décision. À titre collectif, tout d’abord. Au sein d’une Église par nature communautaire (ecclesia, assemblée), la question du pouvoir de décider n’a cessé de se poser. Dans le monde latin, elle a pris toute son ampleur au fur et à mesure que se mettait en place la puissante construction institutionnelle que l’on connaît, affectée à la fin du Moyen Âge par une crise de croissance majeure, le Grand Schisme, sur lequel s’ouvre la chronologie retenue pour cette rencontre. Et les débats sur le pouvoir dans l’Église sont loin d’être clos de nos jours, comme le suggère la réflexion inaugurée par le pape François sur le cléricalisme et la synodalité. À l’échelle individuelle, dans la mesure où elle s’adresse à la conscience de ses membres auxquels elle demande une adhésion de foi et dont certains engagent leur vie dans ses rangs par la cléricature ou l’entrée dans un ordre religieux, l’Église a réfléchi au processus du discernement intérieur : les Jésuites en ont fait un maître mot de leur spiritualité. Dans cette perspective, le « pouvoir de décider » renvoie au débat du libre arbitre et de la grâce, qui a fait couler beaucoup d’encre dès la Réforme et tout au long de l’époque moderne. Entre ces deux extrêmes, tout un ensemble de groupes, communautés monastiques, ordres religieux, diocèses, paroisses se sont aussi trouvés aux prises avec la question du pouvoir de décider.

La réflexion à laquelle invite cette rencontre pourra se décliner selon les thèmes suivants : qui décide et comment ; dans quelles conditions et en fonction de quelles options s’élabore la décision, dans la mesure où le sujet ne s’en remet pas à la grâce seule ; comment la décision est-elle appliquée ?

La détention du pouvoir de décider

– Quel sujet détient le pouvoir de décider et au titre de quelle légitimité ?

Est-ce une personne qui ne décide que pour elle-même ou le fait pour d’autres (rôle du supérieur vis-à-vis de ses inférieurs). Est-ce un sujet collectif qui décide pour lui-même ou pour un groupe plus large encore ? Quelle est la légitimité sur laquelle s’appuie le sujet qui décide, quel qu’il soit ?

– Selon quelles modalités s’opère la prise de décision ?

A-t-elle été préparée par des échanges préalables, avec quels partenaires ? En cas de décision prise par un sujet individuel, celui-ci est-il entouré de conseillers ? En cas de décision collégiale, qui a « voix au chapitre », peut y prendre la parole et participer à la prise de décision ? Comment s’élabore la décision : au terme de débats ; à l’unanimité (la voix la plus prisée au Moyen Âge) ; suivant l’avis de la sanior pars (le groupe le plus sage, le plus expérimenté, plutôt que le plus âgé, même si l’un suppose en partie l’autre) ; par mode de suffrage (à savoir vote : mais un vote par tête ou par groupe ?).

– Quelles relations entre les instances de décision et d’autres sources d’autorité ?

La question peut s’envisage ad intra, au sein de la hiérarchie ecclésiale, le cas échéant : comment s’établissement les rapports entre les divers échelons (paroisse, diocèse, province ecclésiastique, concile, papauté). Elle se pose aussi ad extra, pour les relations avec des pouvoirs d’autre nature, principalement le pouvoir civil. En quels termes se négocient ces relations, par exemple, après le XVIe siècle, tant côté catholique que côté protestant. Y a-t-il des instances spéciales prévues à cette fin comme, en France pour les Catholiques, les assemblées du clergé ? Pour les Protestants, il s´agit de questionner la légitimité, ou non, pour un acteur politique (le souverain, le prince, le magistrat, etc.) à imposer un choix confessionnel ou théologique à l´ensemble d´une communauté de foi. Peut-on décider pour autrui ce qui relève de la liberté religieuse théorisée par nombre de réformateurs ? L’acceptation ou le refus de l’autorité politique est à l’origine, entre autres, de la césure entre Réformes magistérielles et Réformes radicales).

Pouvoir de décider et liberté de choix

– Quelles sont les contraintes qui pèsent sur les acteurs ?

Ces contraintes sont plus ou faciles à percevoir par l’historien. La question n’est pas pour autant à esquiver ! Peut-on connaître les motivations de la décision ? L’agent estime-t-il les conséquences de sa prise de décision ? La décision est-elle éclairée et consciente ?

L’horizon s’élargit par la contextualisation de la prise de décision. On se demandera quelles sont les contraintes sociales, politiques, matérielles et culturelles qui ont pu s’exercer, en toute conscience ou à son insu, sur l’agent qui prend la décision et ceux qui l’assistent. 

– Les autorités mobilisées

Qu’elle soit prise à titre individuelle ou collectif, pour une cause personnelle ou commune, la décision repose sur un certain nombre de justifications. Elle s’opère au nom de critères qui sont, à nouveau, plus ou moins clairement identifiés par la conscience du sujet. Ces facteurs qui guident les choix peuvent être d’ordre théologique, familial, affectif ; faire place à au calcul au nom de l’intérêt personnel. Ils se rapportent à des « autorités » à entendre au sens le plus large qu’il importe d’identifier : autorités morales en référence à un corpus scripturaire ou une tradition ; autorité de personnes (supérieur, directeur de conscience) ; autorité divine, sous l’influence de l’Esprit, comme dans l’épisode de l’ânesse de Balaam.

– Refuser de décider

Pour en revenir à l’âne de Buridan, il faut aussi envisager le cas où le sujet se refuse à décider, à trancher entre les partis qui se présentent. Comment appréhender les terres sablonneuses de l’indécision, de l’hésitation, de l’angoisse que peut générer le choix et la peur de se tromper ? Qu’en est-il selon que la décision n’engage que le sujet ou concerne un groupe qui peut pâtir de l’indécision de son responsable ? Refuser de décider, c’est s’en remettre à d’autres pour opérer des choix, d’autres qui peuvent être Dieu lui-même.

– Le débat de la grâce et du libre arbitre

La réflexion sur le pouvoir de décider débouche sur le débat entre le libre-arbitre et la grâce, donc sur la question de la la prédestination. Sous bénéfice d’inventaire et quelle que soit l’influence de la de la pensée d’Augustin durant la période, on remarquera que la spiritualité médiévale se montra peu sensible à la prédestination, sauf à partir de la fin du XIVe siècle (Wycliff*). Le discours des prédicateurs est celui de l’appel à la conversion qui peut intervenir jusque sur le lit de mort : jusqu’au dernier souffle de vie, le fidèle peut décider d’accepter ou de refuser Dieu et sa miséricorde.

Les choses changent avec les courants réformateurs et le débat sur la grâce : si celle-ci est efficace, l’homme ne peut que prendre acte de la décision voulue par Dieu. Que signifie alors choisir si, dans ce cadre théologique, Dieu a déjà décidé de toute éternité du salut de chaque créature ? Qu’en est-il du serf-arbitre ? On pourrait également dans cet ordre d’idées examiner les conséquences dans le champ politique et économique des positionnements théologiques.

De la décision au passage à l’acte

– Des processus particuliers ?

Une fois la résolution prise, qu’elle soit individuelle ou collective, reste à voir comment s’opère sa mise en œuvre : une chose est de décider, une autre de passer à l’acte ou de voir se réaliser ce qui a été élaboré. Retrouve-t-on des conditions qui rappellent celles de la prise de décision ? L’application de la décision donne-t-elle lieu à des rituels propres à la performer, à la rendre visible, publique, ou, au contraire, conserve-t-elle un caractère purement formel et juridique ? À moins que ne s’observe un mélange de ces deux options.

– Revenir sur la décision ?

Le devenir d’une décision renvoie à son caractère irrévocable et, en matière de foi à la question des relaps. La formulation et/ou la sa mise en acte signifient-ils une sacralisation, interdisant tout retour en arrière ? Qui dispose de l’autorité souveraine dans l’éventuelle annulation de la décision ? En contexte théologique, quand parle-t-on de valeur dogmatique ? En cas de contexte collectif, une décision doit-elle être remise au vote de manière régulière ? Ou doit-elle se voir reproduite sous forme de confirmation réitérative, comme il était d’usage à l’avènement d’un nouveau souverain ? A-t-on la liberté de faire appel de la décision, de la refuser ? L’initiative en suspend-elle la réalisation ?

– Contrôler l’application ?

Une dernière série de question abordera le contrôle de l’application de la décision. Tout pouvoir, quand il n’est pas absolu, requiert un contrôle : missi dominici sous Charlemagne ou enquêteurs sous Louis IX, jusqu’aux inspecteurs de l’administration contemporaine. On s’interrogera sur l’existence ou non de telles instances de surveillance, censées garantir contre l’arbitraire, sur leurs prérogatives, leurs relations avec les acteurs de la prise de décision, leur efficacité et donc les sanctions possibles pour la mauvaise application de la décision, voire sa non-application.

Source : Société d’Histoire religieuse de la France

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