Appel à contribution – « Frères d’armes » ? Dynamiques relationnelles dans l’expérience combattante (Antiquité-XXIe siècle)

L’étude des expériences combattantes, dans toute leur complexité et pluralité, vise à se projeter au-delà d’une simple analyse des institutions militaires, de leurs stratégies et de leurs armements. Elle doit s’intéresser aux dynamiques relationnelles des combattant.e.s, en accordant une attention particulière aux interactions du quotidien, souvent perçues à tort comme anodines. Ces solidarités, liens affectifs et paroles ne sont pas des épiphénomènes de leur vécu : ils en sont des éléments constitutifs, qui influencent tant leur cohésion que la manière par laquelle ils vivent et comprennent le combat. En effet, les dynamiques relationnelles entre combattants présentent deux singularités majeures. D’une part, elles se tissent dans un contexte marqué par la mort, donnant naissance à des communautés de deuil Trauergemeinschaften, où la mémoire des disparus façonne à la fois les hiérarchies sociales et les affects. Cette mémoire s’inscrit fréquemment dans des logiques vindicatoires, nourrissant et légitimant des dynamiques de violence qui participent à la spécificité de ces relations. D’autre part, ces communautés constituent également des espaces d’exercice collectif de la violence. Celle-ci prend la forme de pratiques partagées, ritualisées et socialisées, qui renforcent la cohésion et l’identité du groupe, tout en illustrant le rôle des normes internes dans l’encadrement et la légitimation de l’usage de la force.

 Depuis l’Antiquité jusqu’à nos jours, les combattants ont ainsi entretenu des rapports de camaraderie et de fraternité, de pouvoir et parfois même de filiation symbolique, qui ont profondément marqué leur vécu militaire. D’ailleurs, les expressions « Band of Brothers » (Birley, 2003) ou « Brothers in Arms », souvent utilisées pour décrire la solidarité entre soldats, soulignent l’importance cruciale de ces relations au sein des unités militaires. Pourtant, ces dynamiques relationnelles ne sont ni uniformes ni exemptes de tensions. Il semble dès lors intéressant de se pencher sur les rôles qu’elles jouent dans l’expérience des combattants. Au fil des siècles, ces interactions ont façonné les manières de mener le combat, ont influencé la résilience et la motivation des soldats, mais ont également contribué à redéfinir les rapports de pouvoir et de violence, formels comme symboliques, entre les soldats d’un même camp. Leurs effets dépassent le cadre de la camaraderie ou du rapport hiérarchique : ces interactions nourrissent la régulation émotionnelle des individus, affectent leur perception de l’ennemi et, parfois, orientent leurs actions. Toutefois, si les effets de la guerre à l’échelle de l’individu ont été largement explorés par l’historiographie, la dimension relationnelle entre les combattants demeure sous-représentée dans les travaux historiques. 

C’est cette lacune historiographique que le colloque entend combler en étudiant les grammaires affectives des combattants, c’est-à-dire l’ensemble des interactions, paroles et liens émotionnels qui sous-tendent et modèlent leurs expériences de la guerre. En adoptant une perspective transversale et pluridisciplinaire, il entend décrire et comprendre ces dynamiques relationnelles en analysant leur construction, poids et représentation en temps de guerre. Ainsi, loin de se contenter d’une analyse linéaire ou descriptive des liens entre combattants, il s’agit de s’interroger en profondeur sur la manière par laquelle ces relations sont mises en pratique et comprises pendant la guerre et ultérieurement. 

1. Effets des dynamiques relationnelles pendant la guerre : entre entente et conflit

Cet axe se propose d’explorer le rôle structurant des relations interpersonnelles, qu’elles soient fondées sur l’entente ou le conflit, dans l’expérience guerrière des combattants (Ardant du Picq, 1880 ; MacMullen, 1984). Qu’elles soient d’ordre familial (Pignot, 2019) ou amical, ces relations influencent profondément la perception du danger, la résilience individuelle (Purseigle, 2013), les comportements en situation de combat ainsi que l’élaboration de stratégies de survie. Elles sous-tendent aussi la manière dont les pertes humaines façonnent les communautés combattantes. La mort, qu’elle frappe les camarades ou soit infligée à l’ennemi, devient un facteur structurant des relations, en suscitant des mécanismes de deuil collectif et de peur, parfois traversés par des dynamiques vindicatoires ou une radicalisation des affects (Keegan, 1978 ; Le Bohec, 2015 ; Porte, 2022). 

Cependant, si la guerre est souvent envisagée comme un espace privilégié de fraternité, elle est tout autant un lieu de tensions, de rivalités et de luttes internes. Les interactions entre combattants participent donc à affirmer de manière symbolique un pouvoir ou une domination entre soldats, selon leur rang (Mangiameli, 2012 ; Montlahuc, 2019). C’est pour cette raison que cet axe propose d’explorer les phénomènes de solidarité, mais aussi les dynamiques de compétition et de dissension, ainsi que les enjeux liés à l’autorité et aux hiérarchies (David, 1995 ; Saint-Fuscien, 2011 ; Deruelle, 2015 ; Le Gall, 2022). Ce regard permettra d’examiner à quel point ces liens affectent le comportement et la cohésion des combattants et de quelle manière ils constituent les rapports de pouvoir.

Pour l’époque contemporaine, une attention particulière sera portée aux travaux renouvelant la pratique de la monographie d’unité (Browning, 1992 ; Ingrao, 2006 ; Smith, 2014), dans l’objectif de saisir au plus près les pratiques et logiques relationnelles.

2. Du combat au monde civil : origine, configuration et transformation des relations

En inversant la perspective adoptée dans le premier axe, ce deuxième axe suggère d’analyser comment les relations entre combattants recomposent les rapports sociaux, y compris ceux hérités du monde civil (Goya, 2014). À court terme, le contexte guerrier impose en effet une transformation des attachements : il suscite l’émergence de formes nouvelles de solidarité, souvent désignées sous le terme de « fraternité d’armes », tout en fragilisant ou redéfinissant les liens relevant de la vie civile (Mariot, 2013). Par ailleurs, ces liens guerriers, susceptibles d’impliquer la présence conjointe d’hommes et de femmes selon les contextes spatio-temporels, participent à la construction de représentations genrées, en particulier autour d’un idéal « masculin » qui est inscrit dans une réalité sociale, qui dépasse le seul cadre du combat (Rosen et Sluiter, 2002 ; Sebillotte Cuchet, 2013) et pouvant inclure une dimension homoérotique (Hanson, 1990). 

Quels types de dynamiques relationnelles s’instaurent au sein des unités militaires et quels sont leurs impacts à terme ? Quelles formes spécifiques de sociabilité se développent dans l’environnement combattant ? Croisant la méthode historique aux approches anthropologiques et issues des sciences sociales, cet axe entend éclairer les processus par lesquels la guerre transforme durablement les liens sociaux.

À long terme, le retour à la vie civile marque une rupture décisive pour les anciens combattants (Chagniot, 1985 ; Bois, 1999 ; Pernot et Toureille, 2010). L’affaiblissement, voire la disparition des liens forgés au front, génère fréquemment un sentiment d’isolement, entravant la réintégration sociale et professionnelle. Ainsi, cet axe s’intéressera notamment à la thématique du retour au monde civil. Par exemple, le cas contemporain des associations d’anciens combattants met en lumière les enjeux des liens hérités de la guerre pour les vétérans (Prost, 1977 ; Millington, 2016). Cette dynamique soulève également des enjeux sociaux importants, notamment ceux liés à la dissolution progressive des sociabilités guerrières, aux conséquences sensibles à court, moyen et long terme (Belmas et Coste, 2018). Cependant, en fonction des contextes historiques, certains liens entre combattants peuvent se maintenir et se reconfigurer. Ainsi, la vétérance, la constitution de milices ou de bandes armées sont autant de manifestations de ces persistances de solidarité au-delà du conflit.

3. Encadrement, instrumentalisations et (auto)représentations des relations entre combattants

Les institutions et groupes sociaux, à travers les siècles, n’ont cessé de chercher à encadrer et instrumentaliser les liens affectifs noués entre combattants, pour renforcer la cohésion ou la discipline au combat (Loriga, 1991 ; Guinier, 2014), ou bien pour en tirer un profit symbolique dans la société (Landrea, 2019). Ce troisième axe invite donc à traiter de la formation militaires, des politiques disciplinaires et de l’ensemble des dispositifs politiques et sociaux destinés à exploiter, modeler ou restreindre les dynamiques relationnelles des troupes. Par exemple, la justice militaire, en sanctionnant les formes extrêmes de désobéissance ou de rupture des solidarités combattantes (Pedroncini, 1967 ; Saint-Fuscien, 2011 ; Deruelle 2020 ; Verreycken, 2023), constitue un dispositif institutionnel majeur dans la régulation des liens entre soldats.

En outre, les représentations mémorielles des relations, mobilisées à des fins sociales ou politiques, ont également contribué à façonner des imaginaires postérieurs (Ingrao, Audoin-Rouzeau, Rousso et Becker, 2002). Aussi, la mémoire des morts, constitutive des liens combattants, peut être encadrée et instrumentalisée par les institutions militaires ou politiques. En exaltant les soldats morts au combat, les récits mémoriels renforcent la cohésion, façonnent des imaginaires collectifs et peuvent justifier la poursuite ou l’intensification de la violence. La ritualisation du deuil devient ainsi un outil symbolique puissant, mobilisé pour nourrir l’unité, renforcer l’autorité ou servir des finalités idéologiques, tant pendant qu’après le conflit (Engerbeaud, 2017).

De l’épopée antique aux productions cinématographiques contemporaines (Donald et McDonald, 2011), en passant par les cérémonies aux morts (Loraux, 1981) ces mises en récit glorifient et se questionnent sur les liens entre frères et sœurs d’armes. Il sera alors intéressant d’aborder la mise en discours des relations entre combattants, et leur potentielle instrumentalisation politique.

Cet axe aura donc pour objectif d’analyser l’évolution de la régulation et des représentations de liens entre combattants, en examinant les enjeux culturels, idéologiques et politiques qu’elles véhiculent. Une attention particulière sera portée à la manière dont ces expériences peuvent être mobilisées à des fins politiques ou au profit des institutions militaires, comme pour la promotion de l’enrôlement.

Modalités de soumission 

Du fait de cette thématique diachronique et sensible aux apports de l’ensemble des sciences humaines et sociales, nous invitons les jeunes chercheurs à partir de la maîtrise en histoire, sociologie, anthropologie, histoire de l’art, sciences politiques et études littéraires à soumettre leurs propositions de communication, à l’adresse suivante : colloqueetudiantsgrhg@gmail.com

avant le 15 septembre 2025.

Si possible, veuillez indiquer l’axe thématique dans lequel la contribution entend s’inscrire. 

– Un résumé de 300 à 500 mots ; 

– Une courte biographie indiquant notamment les affiliations institutionnelles.

Le comité scientifique sélectionnera des contributions selon leur pertinence thématique et leur qualité scientifique. En raison des orientations thématiques du colloque, il sera particulièrement attentif aux propositions croisant les approches disciplinaires, prenant en compte les apports des sciences humaines et sociales pour renouveler leur sujet de recherche.

Les communications peuvent être présentées en français ou en anglais. Cependant, une compréhension active du français est requise de la part des participantes et participants afin de pouvoir participer aux périodes de questions qui suivront les interventions et de contribuer au projet de publication des actes du colloque. 

Dans la mesure du possible, le comité organisateur cherchera à assurer une aide financière pour le transport et le logement à Montréal des personnes participant au colloque. Cependant, celles et ceux qui peuvent éventuellement assurer leur propre financement grâce au soutien de leur université ou de leur centre de recherche sont invités à l’indiquer dans l’envoi de leur proposition. L’existence du financement externe (même s’il n’est pas définitivement assuré) est un important prérequis pour la demande de subvention générale qui sera déposée pour l’organisation du colloque.

Comité scientifique

Pierre-Luc Brisson (U. Laval), Gaspard Delon (U. Paris Cité), Benjamin Deruelle (UQAM), Christian Ingrao (EHESS/CNRS), Pauline Lafille (U. de Limoges), Marie-Adeline Le Guennec (UQAM), Christophe Masson (U. de Liège), Pascal Montlahuc (U. Paris Cité), Violaine Sebillotte Cuchet (U. Paris 1 Panthéon Sorbonne), Quentin Verreycken (UC Louvain), Clémentine Vidal-Naquet (U. de Rouen Normandie), Paul Vo-Ha (U. Paris 1 Panthéon-Sorbonne).

Chloé Chatrian (U. Paris 1 Panthéon-Sorbonne), Effie Chinaud-Robert (EPHE-PSL/UQAM), Alexis Kelly (UQAM), Gabrielle Pomerleau (UQAM), Maxime Tessier (UQAM).

Source : Calenda

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Réseau des médiévistes belges de langue française
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