12-13 juin 2026
La journée d’étude de Questes sera cette année consacrée au poil, envisagé dans son acception la plus large, qu’il soit humain (cheveux, barbe, pilosité corporelle) ou animal, cela sous toutes ses formes, usages et transformations (cuirs, fourrures, parchemins, étoffes, etc.). Élément corporel de première importance, le poil — visible ou dissimulé — se situe au cœur des enjeux esthétiques et participe pleinement à la construction des identités, tant sociales que genrées. À ce titre, il constitue un vecteur privilégié de représentations culturelles, religieuses et même politiques, et véhicule un discours sur les normes et les valeurs des différentes sociétés médiévales.
Au-delà de cet aspect physique, le poil est aussi une matière première essentielle, au centre d’une véritable économie : circulation des matières, transformation artisanale, commercialisation. Il mobilise des savoir-faire spécialisés, des métiers, des techniques et des instruments que cette journée souhaite également mettre en lumière.
Enfin, le poil se trouve au cœur de préoccupations culturelles – propres comme partagées entre les différents espaces médiévaux – à partir desquelles s’élaborent tout un ensemble de références littéraires et artistiques. Véritable motif, le poil et la pilosité deviennent objets de métonymie afin de discourir sur des valeurs ou identités qui leur seraient proprement associées.
S’inscrivant dans le renouvellement des recherches menées depuis une dizaine d’années autour de l’histoire du corps et des sensibilités, ainsi que dans les approches relevant de l’histoire des techniques et de l’archéologie, cette rencontre se veut résolument interdisciplinaire[1]. Elle invite historiens, historiens de l’art, littéraires, archéologues, codicologues ou anthropologues à croiser leurs perspectives. L’objectif n’est donc pas de se limiter à l’étude de la pilosité humaine dans les mondes médiévaux ou à ses relations avec l’animalité, mais bien de dépasser cette dichotomie pour proposer une compréhension globale du poil, qu’il soit matière vivante, matière travaillée ou matière représentée.
Axe 1 : Peaux et fourrures au cœur du quotidien des sociétés médiévales
Une matière première omniprésente. Toutes les sociétés médiévales, quelles qu’en soient l’époque ou la région, ont eu recours aux peaux animales pour façonner une partie de leurs vêtements, de leur literie, de leurs pièces d’ameublement, et jusqu’à leur support d’écriture. Comptabilités, inventaires après décès, iconographie ou sources littéraires témoignent de la présence constante de ces matériaux dans la vie domestique, des plus modestes aux plus aisés. Les fourrures, indispensables dans les régions septentrionales, demeurent très prisées même dans les sociétés méridionales, où elles apparaissent comme des objets de luxe[2]. Leur intégration à la culture matérielle et la symbolique médiévale est telle qu’elles trouvent place jusque dans l’héraldique.
Matérialité et techniques de production. La fabrication des objets en peau ou en fourrure — qu’ils proviennent d’animaux sauvages (hermine, écureuil, fennec, cerf, phoque …) ou d’animaux d’élevage (veau, mouton, truie…) — mobilise un ensemble complexe de techniques, depuis la mise à mort de l’animal jusqu’à la transformation finale de sa peau. Les procédés de tannage et de préparation du cuir connaissent des perfectionnements constants au cours du Moyen Âge, accompagnés d’une spécialisation croissante des métiers : pelletiers, fourreurs, parcheminiers forment des corps de métiers de plus en plus structurés[3]. Certaines innovations techniques circulent largement et témoignent de savoir-faire spécifiques. Ainsi, des analyses menées sur les reliures en peau de phoque de manuscrits du xiie siècle provenant de l’abbaye de Clairvaux suggèrent l’existence de pratiques techniques propres au réseau cistercien, du nord de l’Irlande à l’Angleterre, jusqu’à la Champagne[4].
Un objet d’histoire sociale et économique. La peau et la fourrure s’inscrivent au cœur de réseaux de circulation internationaux. Elles alimentent ainsi un commerce florissant : qu’il s’agisse de la laine intégrée au puissant commerce drapier des régions flamandes, picardes ou anglaises[5], ou des fourrures servant de monnaies d’échange dans les sociétés d’Europe orientale et jusque dans les mondes musulmans. Ce matériau est ainsi au fondement de dynamiques économiques majeures : il contribue à l’enrichissement des villes d’Europe occidentale, à l’essor d’élites urbaines commerçantes, mais aussi au développement et à la puissance de certains peuples nomades des steppes eurasiennes, pour lesquels le commerce des fourrures constitue une ressource centrale[6].
Axe 2 : Le poil, marqueur identitaire révélateur de pratiques culturelles et de valeurs morales
Un marqueur social et ethnique. Le poil, au cœur de l’apparence physique, constitue au Moyen Âge un puissant marqueur identitaire : il signale le genre, la richesse, l’âge, mais aussi l’appartenance culturelle ou religieuse. Comme le vêtement, son traitement obéit à des normes précises et participe à la distinction sociale des individus entre eux. Dans l’Occident chrétien, la tonsure sépare le clerc du laïc, tandis que la longueur des cheveux distingue hommes et femmes. Ces codes varient d’une société à l’autre et inscrivent l’individu dans un groupe social aussi bien qu’ethnique. Ainsi, tandis que les sociétés latines valorisent un visage glabre, la barbe est au contraire prisée dans les mondes byzantin et musulman, devenant un véritable marqueur civilisationnel – un signe visuel encore associé aujourd’hui à certaines traditions religieuses[7]. La conformité à ces attributs peut même revêtir une dimension politique : en 1191, lors de la troisième croisade, Richard Cœur de Lion, après la conquête de Chypre, contraint les barons chypriotes à se raser la barbe pour signifier leur nouvelle allégeance au pouvoir latin[8].
Au cœur des pratiques culturelles et médicales. Le poil occupe une place centrale dans la vie quotidienne médiévale et reflète pleinement les pratiques culturelles de l’époque. Étroitement soumis aux phénomènes de mode, il révèle les canons esthétiques des sociétés. Ces tendances circulent et s’influencent : ainsi, l’essor de l’épilation intime féminine en Europe à partir du xiiᵉ siècle s’explique en partie par les contacts accrus avec les mondes orientaux. Ces pratiques esthétiques reposent également sur des techniques exposées dans les nombreux traités qui fleurissent durant cette période et qui transmettent diverses recettes d’onguents, procédés de coloration ou méthodes dépilatoires. Ces traités témoignent de leur intégration dans un cadre plus large de rituels d’hygiène et de santé dont les innombrables traces archéologiques comme les peignes aux matières variées et autres accessoires de l’intimité sont les sources privilégiées. Dans le Moyen-Orient médiéval, par exemple, teinture au henné et épilation trouvent une place dans une routine codifiée comprenant bains, sudation, exfoliation et collations[9]. Les soins du poil relèvent ainsi d’un univers qui dépasse le simple champ de l’esthétique et cohabite avec la culture médicale de l’époque : le barbier est un véritable praticien, intermédiaire entre esthétique et santé. Les papes d’Avignon s’entourent ainsi de « barbiers-chirurgiens », chargés non seulement de la coiffure ou du rasage, mais aussi de la saignée comme des soins dentaires[10].
Un attribut hautement moral. Le poil, parce qu’il est immédiatement visible, porte une forte charge morale dans les sociétés médiévales ; il révèle la vertu de l’individu. Ainsi, la coiffe ou le voile de la femme, comme le couvre-chef de l’homme, symbolisent humilité et probité. De même dans la littérature courtoise, la blondeur des cheveux de la Dame fonctionne comme un gage de sa vertu[11]. À l’inverse, le poil indiscipliné trahit l’indécence : l’« homme échevelé » devient la figure du désordre à l’image dans l’iconographie de l’homme hirsute qui incarne la sauvagerie et les mœurs dépravées[12]. Dans les arts, la représentation du poil est donc soigneusement codifiée pour exprimer la pudeur ou l’impudeur. Cheveux attachés ou détachés, couvrant ou découvrant le cou, le dos ou la poitrine : chaque détail participe d’un langage visuel qui définit la norme et désigne la transgression. La chevelure, souvent chargée de connotations érotiques, joue ainsi un rôle essentiel dans la représentation des frontières entre le licite et l’obscène[13]. Là où les cheveux longs de la Vierge tombent sagement sur son dos ou ses épaules, ceux de Marie-Madeleine — tout aussi abondants — glissent sur sa poitrine pour la masquer tout en la révélant.
Axe 3 : Une symbolique au poil. Des pilosités mythiques au service du pouvoir
Le poil et ses racines. Excroissance corporelle, le poil n’en est pas moins au cœur d’intrigues mythologiques illustrant bien son importance dans toutes les sociétés médiévales[14]. Il se fait alors vecteur de morales destinées à assurer l’union derrière des croyances partagées, ou une communauté resserrée. Dans la Bible, la chevelure devient source de virilité masculine, le fameux nazir Samson y puise sa force jusqu’à ce que son inconstance ne le pousse à trahir son secret à l’oreille de Dalila (Jg 16, 19). Emblème de la beauté féminine, Snorri Sturluson raconte comment l’attention déraisonnée que porte la déesse Sif à sa toison dorée entraîne les dieux d’Asgard dans un inéluctable mécanisme conduisant au Ragnarök. Le mythe se fait aussi source de liberté, Paul Diacre rapporte ainsi dans son Histoire des Lombards le conte selon lequel ces derniers auraient triomphé des Vandales en grimant leurs femmes en hommes, celles-ci arrangeant leur coiffure pour se donner l’apparence de porteuses de longues barbes. Critique de la légende, l’auteur y reconnaît pour autant l’origine onomastique du peuple dont il écrit les racines. Ce port de la barbe serait dès lors constitutif d’une identité lombarde, caractérisée par la liberté dont jouiraient ses représentants depuis cette même victoire[15]. Cela explique l’épilation que souhaite leur imposer Charlemagne – qui en triomphe au tournant du viiie siècle – et les résistances que soulève une telle privation.
Une toison pour les gouverner tous. Ce rapport au poil peut aussi s’ériger en source d’un pouvoir politique. Lorsque les moines de Ripoll souhaitent au xiie siècle vanter l’autonomie de leur maître, le comte de Barcelone, ils opposent ainsi à son aïeul, Guifred le Velu, son injuste roi et antagoniste, Charles le Chauve[16]. Reconnu par sa mère pour sa pilosité inégalée – tel un nouveau Jacob (Gn 27, 1-29) – elle l’introduit auprès des grands de sa patrie qui lui jurent fidélité et service (GCB, III). Ici, le poil se trouve à la source de l’autorité permettant à ce comte de la frontière de revendiquer l’exercice souverain d’une telle charge. Au xiie siècle toujours, le corpus des Usatges de Barcelone accorde lui aussi au poil une place décisive à la mise en ordre des rapports sociaux. Destiné à encadrer les violences au sein de cette société féodale, il interdit le tirage des cheveux, à une (cinq sous) ou deux mains (dix sous), de même que le tirage de la barbe (vingt sous) ou encore la tonte du crâne (quarante sous). Un crachat au visage ou un assaut entraînant son saignement n’étant sanctionné que de vingt sous, il apparaît bien là encore que l’honneur chevaleresque réside dans la chevelure, vieille marque de distinction des aristocraties latines[17].
La sacralité du poil. Au regard de cette matérialisation capillaire d’une prééminence sociale, des pratiques telles que la tonsure des souverains renversés, préliminaire à leur cloisonnement monastique – cela autant chez les rois francs du premier Moyen Âge que chez leurs contemporains byzantins ou wisigoths – apparaissent bien plus clairement à notre regard moderne[18]. Dans ces sociétés ne distinguant pas les aspects politiques et religieux, la foi et ses institutions restent essentielles à l’exercice d’un pouvoir qu’elles légitiment et renforcent. Le Livre des Cérémonies rapporte ainsi le récit de la première coupe des cheveux du jeune Léon, à l’orée du ixe siècle. Héritier du trône impérial, il est alors « coiffé » par le patriarche de Constantinople au cœur du palais, se tenant au milieu des grands officiers amenés à servir leur futur souverain[19]. Le poil enfin, peut atteindre une dimension sacrée. Ceux des illustres défunts deviennent des reliques, ainsi de poils de la barbe de Muhammad conservés au cœur du palais de Topkapi à Istanbul. En vue d’accroître l’authenticité d’un sceau, déposer quelques cheveux sur la cire fraîche était là encore une pratique mobilisant cette symbolique, où l’on liait une partie de soi à son emblème et aux décisions qu’il véhiculait. En cas de deuil, il était commun chez toutes les civilisations médiévales de la Méditerranée de matérialiser sa peine par l’abandon de poignées de cheveux. Dans le roman de chevalerie enfin, ces quelques mèches abandonnées deviennent le symbole du lien inébranlable unissant symboliquement le prétendant à sa promise, ainsi de Lancelot qui s’émeut des fils d’or encore attachés au peigne de la reine Guenièvre qu’il s’efforce de secourir[20].
Conditions de soumission :
Cet appel à communication est ouvert aux étudiant.e.s de master, doctorant.e.s, jeunes chercheur.se.s en études médiévales, quelle que soit leur discipline. Les propositions de communication, d’une longueur de 300 à 500 mots, doivent être envoyées à jequestes@gmail.com avant le 12 février 2026. Elles devront être accompagnées d’une proposition de titre, d’une courte bibliographie, et d’une brève description des intérêts de recherche. Elles pourront donner lieu à une communication orale de 25 minutes, durant la journée d’étude qui se déroulera le 12 ou 13 juin 2026 à Paris.
Le comité d’organisation : Matthieu Bayle, Line Bondetti et Donatien Guégan
[1] En témoignent les travaux précurseurs de Georges Vigarello par exemple dans Le propre et le sale : Histoire de l’hygiène du Moyen Âge à nos jours, Seuil, Paris, 1985 et les monographies plus récentes telle Histoire du poil (dir.) Joël Cornette et Marie-France Auzépy, Belin, Paris, 2017, ou le colloque organisé à Florence par le Netherland Interuniversity of Art institute for Art History le 24-25 octobre 2025 sous le titre « Hirsute, Dawny, Hairless. Meanings and Forms of Body Hairs in Modern Visual Culture ».
[2] Pierre Bonnassie, « Les fourrures dans la Catalogne du xie siècle ». Milieux naturels, espaces sociaux, édité par Franco Morenzoni et Élisabeth Mornet, Éditions de la Sorbonne, Paris, 1997.
[3] Véronique Montembault et Gilles Deborde, « Le cuir, une réinvention médiévale ? », La Peaulogie – Revue de sciences sociales et humaines sur les peaux, 2021, Cuirs et peaux dans les sociétés humaines. Techniques de transformation, fonctionnalités, représentations et symbolismes, 7.
[4] Élodie Levêque, « Les reliures romanes de la bibliothèque de Clairvaux : étude archéologique et biocodicologique », Thèse de doctorat soutenue le 27 mai 2020 sous la direction de François Bougard à l’Université Paris-Nanterre.
[5] Robert Delort, Le Commerce des fourrures en Occident à la fin du Moyen Âge, École française de Rome, Rome, 1978.
[6] Claire Dessus–Gilbert, De fourrure et d’argent. Histoire économique, politique et culturelle des échanges entre l’Islam et l’Europe orientale (ixe-xiiie siècles), mémoire de master 2 d’histoire médiévale sous la direction de Marie Favereau et Emmanuelle Tixier du Mesnil à Paris-Nanterre, 2024.
[7] Debra Higgs Strickland, Saracens, Demons, and Jews: Making Monsters in Medieval Art, Princeton University Press, 2003 ; Sara Lipton, Dark Mirror: The Medieval Origins of Anti-Jewish Iconography, New York, 2014.
[8] The Chronicle of the Third Crusade: The Itinerarium Peregrinorum et Gesta Regis Ricardi, trad. Helen J. Nicholson, Aldershot, Ashgate (Crusade Texts in Translation, 3), 1997, chapitre XXXVII.
[9] Geneviève Dumas, « Le soin des cheveux et des poils : quelques pratiques cosmétiques (xiie-xvie siècles) ». Chantal Connochie-Bourgne (éd.), La chevelure, Op. Cit., 2004.
[10] Claire Clément, « Barbier du pape, chirurgien dans la cité. Questionner le statut et l’activité médicale d’un obligé du pontife, Robin de Singallo (†1381) », Médiévales, 88(1), 2025, p. 163-182.
[11] Elena Rouzomniak, « Le vêtement et la coiffure dans les romans français des xiiie et xive siècles : étude de lexicologie, de critique littéraire et d’histoire des sensibilités médiévales », thèse de doctorat dirigée par Philippe Ménard et soutenue à l’Université Paris IV-Sorbonne le 9 décembre 2006
[12] Florent Pouvreau, Du Poil et de la bête. Iconographie du corps sauvage en Occident à la fin du Moyen Âge (xiiie-xvie siècle), CTHS, Paris, 2015.
[13] Noëlle Lévy-Gires, « Se coiffer au Moyen Âge ou l’impossible pudeur ». La chevelure dans la littérature et l’art du Moyen Âge, édité par Chantal Connochie-Bourgne, Presses universitaires de Provence, Aix-en-Provence, 2004.
[14] Bertrand Lançon, Marie-Hélène Delavaud-Roux (éd.), Anthropologie, mythologies et histoire de la chevelure et de la pilosité. Le sens du poil, L’Harmattan (Le corps en question), Paris, 2011
[15] Paul Diacre, Histoire des Lombards, Brepols, Turnhout, 1994, Livre i, Chap. viii-ix
[16] Martin Aurell, « Aux origines de la Catalogne : le mythe fondateur de la Maison de Barcelone dans l’historiographie du xiie siècle », Comptes rendus des séances de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, 142ᵉ année, n° 1, 1998. p. 15.
[17] Usatges de Barcelona. El Codí a mitjan selge XII, Bastardas, Joan (éd.), Fundació Noguera (Textos i Documents 6), Barcelone, 1984, Us. 16 & 19.
[18] Bruno Dumézil, Les Barbares, « Cheveux et poils », Presses Universitaires de France, Paris, 2020.
[19] Histoire du poil (dir.) Joël Cornette et Marie-France Auzépy, Op. Cit., p. 85.
[20] Claire Rozier, « Le peigne de la reine dans l’épisode de la Charrette (Chrétien de Troyes, Lancelot en prose et Prosa-Lancelot) », Chantal Connochie-Bourgne (éd.), La chevelure, Op. Cit., 2004.







Vous devez être connecté pour poster un commentaire.