Conférence – Benoît Beyer de Ryke, « Jean Tauler, le disciple strasbourgeois de Maître Eckhart »

Benoît Beyer de Ryke
Historien médiéviste et philosophe
Collaborateur scientifique à l’Université Libre de Bruxelles
Membre du Collège des Alumni de l’Académie royale de Belgique

Avec Eckhart et Suso, Tauler est l’un des trois grands représentants de la « mystique rhénane » du XIVe siècle. Sa vie, assez mal connue, peut se résumer de la sorte. Il est né à Strasbourg autour de 1300, dans une famille aisée. Dès l’adolescence, il entre chez les dominicains où il est marqué par l’enseignement de Maître Eckhart. En 1339, les dominicains sont chassés de Strasbourg, car ils soutiennent le pape contre l’empereur germanique. Tauler réside quelques mois à Cologne, puis plusieurs années à Bâle. Il revient ensuite dans sa ville natale, où il assume la direction spirituelle d’un couvent de dominicaines et d’un groupe de laïcs parmi lesquels les « Amis de Dieu ». Ce sont ces moniales qui ont mis par écrit ses prédications, dont 83 sont parvenues jusqu’à nous. Il meurt le 16 juin 1361.

Informations pratiques :

Monsieur Benoît Beyer de Ryke dispensera au Collège Belgique un cours-conférence intitulé « Jean Tauler, le disciple strasbourgeois de Maître Eckhart » le 31 janvier 2023 à 17h.

Inscription – Conférence : Jean Tauler, le disciple strasbourgeois de Maître Eckhart

Jean Tauler, né vers 1300 à Strasbourg et mort en 1361 dans cette même ville, est un théologien, un mystique et un prédicateur alsacien influent. Dominicain, il fut le disciple strasbourgeois de Maître Eckhart. Il conseillait les « Amis de Dieu », un mouvement de pieux laïcs en quête de spiritualité très actif en cette période. C’est grâce à lui, et à Henri Suso, que la pensée de Maître Eckhart a franchi les siècles.

Toutes les informations sur cette conférence sont disponibles sur notre site.

Argumentaire :

Jean Tauler (vers 1300-1361)[1] est né et mort à Strasbourg[2]. Issu d’une famille bourgeoise très aisée, il entre chez les dominicains de sa ville natale vers 1315[3]. Il y suit le cursus d’études qui, chez les prêcheurs, dure de sept à huit ans. Il a certainement côtoyé Eckhart pendant la période strasbourgeoise (1313-1323/1324). On ne pense pas toutefois que Tauler ait accompagné le Thuringien lorsqu’il est allé enseigner au Studium generale de Cologne. De sorte qu’il n’y a sans doute pas rencontré Suso comme on l’a prétendu quelques fois. Lors du Reichstag de Francfort en 1338, Louis de Bavière, bravant l’interdit lancé par le pape Benoît XII (1334-1342, alias Jacques Fournier) contre Strasbourg qui était restée fidèle à l’empereur, ordonna que l’on célèbre le culte religieux dans la ville, ce qui contraignit les prêcheurs à l’exil car ils étaient fidèles à la papauté. Expulsé de Strasbourg en 1339, avec tous les dominicains, Tauler réside alors quelque temps à Cologne, puis quatre ans à Bâle, où il fait la connaissance du prêtre séculier Henri de Nördlingen et de la mystique dominicaine Margaretha Ebner († 1351), deux figures de proue du groupe fervent des Amis de Dieu (Gottesfreunde)[4]. Au cours de ces années bâloises, il se rend à plusieurs reprises à Cologne, probablement pour s’y procurer des copies de textes spirituels. De retour en 1343 à Strasbourg, qu’il ne quittera plus jusqu’à sa mort, sauf pour des voyages épisodiques, Tauler poursuit son compagnonnage avec les Amis de Dieu, dont le banquier strasbourgeois Rulman Merswin[5] est le représentant le plus célèbre et le principal promoteur. Issu d’une famille riche et influente de Strasbourg, Rulman Merswin est né en 1307. En 1347, âgé d’une quarantaine d’années, il se retire des affaires et des mondanités pour mener une vie de pénitence avec sa femme, et c’est en 1348 qu’il choisit Tauler comme maître spirituel. Plus tard, après la mort de Tauler, il fera l’acquisition d’un ancien prieuré bénédictin à l’abandon, dans le quartier maraîcher, en un lieu-dit l’Île Verte (daz Grüne Woerth), afin d’y fonder un ermitage. En accord avec les autorités ecclésiastiques, il y installera des chapelains séculiers, puis, suite à des querelles, ceux-ci seront remplacés par des chevaliers de Saint-Jean de Jérusalem en 1370. En 1371, sa femme étant morte, Rulman Merswin viendra alors vivre à la commanderie[6] où il mourra en 1382. Merswin y rédigea quelques ouvrages, dont Le livre des neuf rochers qui eut un certain succès. Rulman Merswin fut par ailleurs l’auteur d’une supercherie qui suscita de vives controverses et fit couler beaucoup d’encre. Francis Rapp en donne un bon résumé : « La bibliothèque de l’Île Verte contenait un ensemble de lettres et de traités attribués à « l’Ami de Dieu de l’Oberland ». Ce personnage y racontait sa conversion et son apostolat dont l’instrument était la société des « Amis de Dieu ». Merswin était un membre éminent de cette compagnie. Depuis la fin du XIXe siècle, les historiens ont acquis pour la plupart la conviction que le bourgeois retiré des affaires inventa la figure de « l’Ami de Dieu de l’Oberland » afin de faciliter la diffusion de ses propres idées ; il pensait qu’en les insérant dans cette fiction littéraire, et en y injectant une dose de mystère, il retiendrait à coup sûr l’attention des lecteurs »[7]. Mais revenons à Tauler. D’après Pomerius (XVe s.), le premier biographe de Ruusbroec, Tauler aurait rendu plusieurs fois visite à Ruusbroec à Grœnendael, mais rien n’est moins sûr. Ceci témoigne toutefois du fait que la réputation de Tauler s’était répandue fort loin[8]. Par contre, il est exact que Tauler a connu L’ornement des noces spirituelles que Ruusbroec a envoyé en 1350 aux Amis de Dieu. Tauler est décédé le 16 juin 1361, cinq ans avant Suso, comme nous l’apprend une dalle funéraire[9] conservée aujourd’hui au Temple Neuf, dans l’ancien cloître du couvent des dominicains de Strasbourg[10].

Tauler est essentiellement prédicateur et directeur spirituel. Sa doctrine n’a pas fait l’objet d’un enseignement systématique, elle est exposée dans ses Sermons en allemand, lesquels, au nombre de 83, nous sont connus par des reportationes, des notes d’auditeurs. Le thème principal de la prédication de Jean Tauler, écrit le P. Édouard-Henri Wéber, « est sans contredit celui de la naissance du Fils ou Verbe de Dieu en l’âme du croyant »[11]. Ce que l’on exprime également par les termes de théogénésie ou d’inhabitation. Tauler appelle Gemüt le lieu qui en l’homme est « capable de Dieu ». Dans son Sermon pour la fête de Noël (Sermon 1), il développe la thèse des trois nativités : génération éternelle du Fils dans l’essence divine, naissance de Jésus à Bethléem, naissance de Dieu en l’âme bonne. Tauler reprend donc le cœur de la mystique eckhartienne, à savoir la déification du chrétien. Toutefois, plus prudent qu’Eckhart, il insiste davantage encore sur le rôle de la grâce dans cette transformation, reprenant après son Maître la phrase de Maxime le Confesseur : « Devenir par grâce ce que Dieu est par nature ». Par ailleurs, il souligne que l’union de l’âme à Dieu n’abolit pas la distinction de leurs natures. Comme Eckhart, Tauler s’inspire des philosophes païens, de Platon et surtout de Proclus (cf. Sermons 44, § 5 et 53, § 2) qu’il connaît par Berthold de Moosburg, le successeur d’Eckhart à la tête du Studium generale de Cologne en 1335 et l’auteur d’un monumental commentaire des Eléments de théologie de Proclus[12]. C’est une des particularités de l’approche taulérienne que de réaliser la synthèse de l’eckhartisme et du néoplatonisme betholdien. Cependant, plus soucieux de recherche spirituelle que de spéculations philosophiques, il dit se méfier des « grands docteurs de Paris » qui « lisent les gros livres » mais ignorent le « Livre de la vie » (Sermon 69, § 4). Tauler ne se veut pas Lesemeister mais Lebemeister. Il développe toutefois une doctrine personnelle de l’abîme divin. Tauler adopte également l’approche apophatique dionysienne de Dieu que le Thuringien avait portée à sa perfection. Mais alors qu’Eckhart n’avait pas décelé d’étapes bien précises dans le cheminement spirituel, Tauler, de même que Suso, distingue les trois stades du commençant (l’homme extérieur ou sensitif), du progressant (l’homme intellectuel ou raisonnable) et du parfait (l’homme intérieur ou spirituel), qui correspondent aux trois étapes classiques de la purgation, de l’illumination et de l’union. C’est le schéma traditionnel des trois voies : via purgativa, illuminativa, unitiva. Contre les tenants du Libre Esprit, Tauler insiste sur la nécessité de pratiquer les vertus et de recevoir les sacrements.


[1] Pour une première approche de Tauler, cf. S. Eck, Initiation à Jean Tauler, Paris, Cerf, 1994 (« Épiphanie-Traditions dominicaines : initiations »). Le point le plus récent sur cet auteur se trouve dans M.-A. Vannier, éd., 700e anniversaire de la naissance de Jean Tauler, numéro spécial de la Revue des sciences religieuses, 75/4, 2001 [contributions de : A.M. Haas, Fr. Rapp, V. Beyer, M. Enders, J. Reaidy, M.-A. Vannier, G. Pfister, R. Valléjo, G. Littler, J. Devriendt, M. Gruber, É. Mangin, S. Eck, R. Goetschel, M. Vannini, J. Doré] ; et dans La vie spirituelle (dossier : Cheminer avec Tauler. Pour le 7e centenaire de sa naissance, p. 5/57-140), 738, 2001 [contributions de : M.-A. Vannier, Fr. Rapp, L. Gnädinger, A.M. Haas, É. Mangin, M. Vannini, S. Eck]. Cf. également E. Filthaut, éd., Johannes Tauler. Ein deutscher Mystiker. Gedenkschrift zum 600. Todestag, Essen 1961. Et aussi, J.-A. Bizet, « Tauler auteur mystique ? », dans La mystique Rhénane, Colloque de Strasbourg, 16-19 mai 1961, Paris, PUF, 1963, p. 169-178 (« Travaux du Centre d’études supérieures spécialisé d’Histoire des religions de Strasbourg ») ; M. de Gandillac, Valeur du temps dans la pédagogie spirituelle de Tauler, Montréal-Paris, 1956 ; L. Gnädinger, « Tauler », Dictionnaire de spiritualité, XV, col. 57-79 ; Id, Johannes Tauler. Lebenswelt und mystische Lehre, Munich, C.H. Beck, 1993 ; É.-H. Wéber, « Jean Tauler et Maître Eckhart », dans Jean Tauler, Sermons, édition intégrale, traduction de E. Hugueny, G. Théry, M.A.L. Corin, éditée et présentée par J.-P. Jossua, Paris, Cerf, 1991 (« Sagesses chrétiennes ») [l’édition de référence en français]. Pour l’édition allemande des sermons de Tauler, cf. F. Vetter, éd., Die Predigten Taulers, Berlin, 1910 (« Deutsche Texte des Mittelalters », 11). Pour une approche exhaustive à propos de la mystique rhénane, cf. Encyclopédie des mystiques rhénans : d’Eckhart à Nicolas de Cues et leur réception. L’apogée de la théologie mystique de l’Église d’Occident, Paris, Cerf, 2011, 1280 p. Signalons enfin que l’on pourra trouver une foule d’informations et de documents à télécharger sur Jean Tauler, Rulman Merswin et les Amis de Dieu, sur le site de Jean Moncelon : http://insulaviridis.moncelon.fr/index.htm.

[2] Sur Strasbourg comme foyer de la mystique rhénane à l’époque de Maître Eckhart, de Tauler et de Rulman Merswin, cf. R. Valléjo, « Cité, désert et solitude, Strasbourg et la mystique rhénane au XIVe siècle », dans A. Dierkens et B. Beyer de Ryke, éds, Maître Eckhart et Jan van Ruusbroec. Études sur la mystique « rhéno-flamande » (XIIIe-XIVe siècle), Bruxelles, Éditions de l’Université de Bruxelles, 2004, p. 151-169 (« Problèmes d’histoire des religions », 14).

[3] Pour la biographie de Tauler, cf. C. Scheeben, « Zur Biographie Johann Taulers », dans E. Filthaut, éd., Johannes Tauler. Ein deutscher Mystiker. Gedenkschrift zum 600. Todestag, op. cit. ; et aussi, A.M. Haas, « L’itinéraire de Jean Tauler », dans M.-A. Vannier, éd., 700e anniversaire de la naissance de Jean Tauler, op. cit., p. 407-409.

[4] Sur les Amis de Dieu, cf. B. Gorceix, Amis de Dieu en Allemagne au siècle de Maître Eckhart, Paris, Albin Michel, 1984 (« Spiritualités vivantes »). Cf. aussi A. Chiquot, « Amis de Dieu », Dictionnaire de spiritualité, I, col. 493-500. Cf. aussi, M.-A. Vannier, « Jean Tauler et les Amis de Dieu », dans M.-A. Vannier, éd., 700e anniversaire de la naissance de Jean Tauler, op. cit., p.456-464.

[5] Cf. Fr. Rapp, « Rulman Merswin », Dictionnaire de Spiritualité, t. X, 1056-1058, 1980.

[6] Cette commanderie est aujourd’hui le siège de l’Institut national du service public (INSP), institution qui, depuis le 1er janvier 2022, a remplacé l’ENA (École nationale d’administration), laquelle avait été transférée de Paris à Strasbourg en 1991.

[7] Fr. Rapp, « La mystique à Strasbourg », dans La numérisation des manuscrits de la mystique rhénane de la Bibliothèque Nationale et Universitaire de Strasbourg, Strasbourg, 2001, p. 9.

[8] Sur la réception de Tauler aux Pays-Bas, cf. M.J. Hoenen, « Johannes Tauler († 1361) in den Niederlanden. Grundzüge eines philosophie- und rezeptionsgeschichtlichen Forschungsprogramms », Freiburger Zeitschrift für Philosophie und Theologie, 41, 1994, p. 389-444.

[9] D. Delattre et J. Devriendt, « Un portrait de Jean Tauler selon Rulman Merswin ? », dans M.-A. Vannier, éd., Les mystiques rhénans, numéro spécial de la Revue des sciences religieuses, 70/1, 1996, p. 136-153. Comme le disent les auteurs de cet article, on retrouve dans cette tombe « nombre de symboles qui illustrent la façon dont Jean Tauler était perçu en 1361. Par des images simples, la colonne, le livre, l’agneau, cette tombe est un véritable petit traité mystique, dont la pointe est l’exposé de l’inhabitation divine. L’étude de ce monument amène celle des Amis de Dieu, et en particulier celle de Rulman Merswin ».

[10] Cf. Fr. Rapp, « Le couvent des Dominicains de Strasbourg à l’époque de Tauler », La vie spirituelle (dossier : Cheminer avec Tauler. Pour le 7e centenaire de sa naissance, p. 5/57-140), op. cit., p. 59-74. Cf. également, V. Beyer, « Les vitraux de l’ancienne église des Dominicains de Strasbourg », dans M.-A. Vannier, éd., 700e anniversaire de la naissance de Jean Tauler, op. cit., p.422-428.

[11] É.-H. Wéber, « Jean Tauler et Maître Eckhart », op. cit., p. 679.

[12] Sur ce point, cf. R. Imbach, « Le (néo)-Platonisme médiéval : Proclus latin et l’école dominicaine allemande », Revue de théologie et de philosophie, 110, 1978, p. 427-448.

A propos RMBLF

Réseau des médiévistes belges de langue française
Cet article a été publié dans Conférences. Ajoutez ce permalien à vos favoris.