Séminaire – Les effets de la modernité : expériences historiographiques

Collège de France (Paris)
Séminaire de Patrick Boucheron
Histoire des pouvoirs en Europe occidentale, XIIIᵉ-XVIᵉ siècle

Qu’est-ce que « L’État moderne », « l’époque moderne » – et qu’y a-t-il de moderne dans ce que l’on appelle, faute de mieux, la « première modernité » ? Conçu sous la forme d’un atelier collectif, le séminaire tentera de faire d’une interrogation sur la périodisation historique l’amorce d’une réflexion plus ambitieuse. Car en repoussant les « fins » du Moyen Âge, on espère décaler les termes de la modernité, c’est-à-dire inquiéter les mots d’un discours trop convenu sur l’avènement glorieux des temps modernes. Réévaluer les rationalités anciennes, les comparer avec celles qui nous semblent radicalement autres seulement parce qu’elles sont seulement lointaines : telles sont les tâches qui incombent aux historiens d’aujourd’hui. Les fins du Moyen Âge désignent aussi les finalités de son étude : il ne s’agit pas seulement d’entreprendre la généalogie des pouvoirs, mais bien de repérer, dans cette période du passé ainsi défini, les foyers d’inventivité et de créativité politiques qui demeurent toujours actifs pour la compréhension des sociétés contemporaines.

Les séances sont coorganisées par Mathieu Potte-Bonneville (12 avril), Étienne Anheim (3 mai), François-Xavier Fauvelle et Julien Loiseau (17 mai) et Guillaume Calafat (31 mai).

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Programme :

12 avril 2016, 16h-19h
Mathieu Potte-Bonneville
Seuils de la modernité : archéologie et usages d’une scansion problématique
Avec la participation de Michaël Fossel, Judith Revel (sous réserve) et Stéphane Van Damme

Dans le dialogue entre philosophie et histoire, la notion de modernité fait, on le sait, communiquer l’acte de périodiser et celui d’évaluer : tantôt, elle joue comme l’élément normatif qui, imprimant une rupture entre l’avant et l’après, entend projeter le déroulement qu’elle qualifie sur un axe téléologique ; tantôt, jugée compromise avec une historiographie devenue suspecte, elle devient elle-même objet d’une enquête qui, retraçant la manière dont elle s’est imposée, fait apparaître sous l’unité apparente qu’elle affiche d’autres découpes, séquences et stations. L’archéologie de Michel Foucault est à ce titre exemplaire d’une démarche qui, tout à la fois, conteste l’axiologie sous-jacente au qualificatif « moderne », reconduit à d’autres frais le geste consistant à penser par discontinuités, et finalement dédouble ou démultiplie les seuils dont la modernité entendait opérer la synthèse. Cette séance discutera les attendus et l’actualité de cette oscillation dans la pratique contemporaine des historiens comme des philosophes : quels usages l’exercice de la périodisation, entendu comme cette modification du regard procédant par déplacement des bornes historiques, peut-il aujourd’hui faire d’un concept de modernité devenu tout à la fois indispensable et impraticable ?

3 mai 2016, 16h-19h
Étienne Anheim
Occident médiéval et modernité : retour sur l’historiographie de l’État moderne
Avec la participation de Katia Béguin, Jean-Philippe Genet, Bruno Karsenti et Michel Naepels

Dans l’histoire longue de l’Occident, le Moyen Âge est traditionnellement considéré comme l’autre de la modernité, les deux notions s’étant largement définies l’une par l’autre durant les XVIIIe et XIXe siècles. Cette opposition a été largement remise en question par l’historiographie qui, depuis plusieurs décennies, s’est au contraire évertuée à repérer à la fin du Moyen Âge les signes précurseurs de la modernité. Le travail mené sur la notion d’« État » depuis le début des années 1980 autour de Jean-Philippe Genet est particulièrement emblématique de cette reformulation du problème, qui consiste à identifier la période XIIIe-XVIIe siècle comme celle de la « genèse de l’État moderne ». Ce sont les résultats de cette recherche que nous souhaiterions discuter au cours de cette séance, en questionnant à la fois l’interprétation qu’ils engagent des sociétés de l’Occident médiéval, mais aussi l’implicite méthodologique consistant à mettre en jeu la notion de « modernité ». Il s’agira ainsi de proposer une sorte de bilan critique non seulement d’un chantier historiographique majeur des dernières années, mais aussi de l’articulation théorique, en termes de sciences sociales, qui lui est sous-jacent.

17 mai 2016, 16h-19h
François-Xavier Fauvelle et Julien Loiseau
Rythmes, problèmes, traces. Le Moyen Âge comme articulation des mondes et régime documentaire
Avec la participation de Zhao Bing et Joël Chandelier

Les développements récents de l’histoire connectée mettent à l’épreuve la catégorie « Moyen Âge », comme outil de périodisation mais aussi de découpe d’espace. Dès lors qu’on décentre notre regard, notamment en envisageant l’intégration de l’Afrique dans un système spatial où l’Ancien Monde est, pour l’essentiel, dominé par l’empire islamique, s’ouvre la possibilité de penser un « Moyen Âge commun ». Il obéit à ses rythmes propres, du VIIIe au XVIe siècle, scandés par une succession d’interconnexions et d’étrécissements. Il s’organise par réseaux davantage que par territoires, favorise la dispersion et les diasporas, donne le pouvoir à ceux qui savent prendre le contrôle des seuils. Sans doute faut-il, pour le comprendre, ne pas se laisser griser par le paradigme circulatoire dominant dans l’historiographie actuelle, car ce qui caractérise ce moment médiéval de l’histoire des empires, c’est bien l’articulation de mondes fermés sur eux-mêmes. De là une définition possible par les régimes documentaires, caractérisés par la rareté et l’intensité de la trace.

31 mai 2016, 16h-19h
Guillaume Calafat
Les transitions de la modernité : épistémologie et historiographie d’un changement d’époque
Avec la participation de Alexandre Escudier et Jean-Frédéric Schaub

Comment l’historiographie de la période dite « moderne » peut-elle encore se saisir du concept problématique de modernité ? Ne gagnerait-elle pas à s’affranchir des cadres narratifs et analytiques qu’il impose, et ce d’autant plus que l’époque est elle-même travaillée par des définitions, des périodisations et des localisations concurrentes, traduites de manière emblématique par le partage entre première (Frühe Neuzeit, Early Modern) et seconde modernités (Neuere Zeit, Modern…) ? Cette séance vise précisément à réfléchir aux ruptures et aux transitions qui, de la « Renaissance » aux « Lumières », fondent les conditions (matérielles et intellectuelles) de l’expérience historique moderne. Appuyée notamment sur les œuvres de Hans Blumenberg et de Reinhart Koselleck, elle reviendra sur l’inventaire des processus historiques globaux susceptibles de produire des effets de seuil (structurels, conjoncturels et événementiels) et de distinguer des transitions et des changements d’époques. En questionnant les usages historiographiques possibles de la catégorie de « moderne » (en particulier en histoire politique et en histoire du droit), il s’agit ainsi de réfléchir, plus largement, à l’articulation entre histoire des concepts, histoire politique et histoire sociale.

14 juin 2016
Dominique Iogna-Prat et Florian Mazel
Cité, espace et architecture de la société : une histoire territoriale de la modernité

Faisant suite à La Maison-Dieu. Une histoire monumentale de l’Église au Moyen Âge (800-1200) paru en 2006, Cité de Dieu, cité des hommes. L’Église et l’architecture de la société, 1200-1500 (PUF, 2016) de Dominique Iogna-Prat articule une histoire générale du Moyen Âge entendu comme le passage d’une configuration métaphorique à l’autre : l’institution imaginaire de la société reposait sur la métonymie de l’église (comme édifice) à l’Église (comme institution et corps social) ; elle se pense désormais comme « architecture » (édifier la ville, construire politiquement la cité). Or ce passage est rendu possible par une mutation profonde de la territorialisation du sacré imposant une nouvelle configuration du pouvoir dont Florian Mazel s’est fait l’historien. Tel est l’objet de son livre récent, L’évêque et le territoire. L’invention médiévale de l’espace (Ve-XIIIe siècle) (Seuil, 2016) qui expose la genèse d’une nouvelle souveraineté territoriale. En confrontant ces deux approches, qui ont pour commun de mettre la civitas antique et la cité médiévale à l’épreuve du spatial turn, on ne cherchera pas seulement à resituer la part de l’institution ecclésiale dans l’organisation des pouvoirs au Moyen Âge. On cherchera à dégager les scansions d’une nouvelle périodisation qui, ultimement, met en jeu l’idée même de modernité.

Source : Collège de France

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Réseau des médiévistes belges de langue française
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