L’autorité et les autorités (conçus comme des auteurs et/des discours antérieurs) occupent une place importante dans les traités de peste de l’Ancien Régime parus entre 1347, date de la grande peste noire, et 1600, autrement dit les traités spécialisés écrits à la fin du Moyen Âge et pendant la première modernité. La pratique de l’interdiscursivité qui en découle se manifeste de manières variées : d’un point de vue rhétorique, la prise en compte de l’autorité/ des autorités est le principe fondateur de l’argument du même nom (c’est-à-dire de l’argument d’autorité), lequel met en jeu une démonstration polyphonique qui peut apparaître dans les textes sous les formes de l’“autorité polyphonique” ou du “raisonnement par autorité”[1] ; d’un point de vue structurel, elle justifie régulièrement le recours à des marges érudites permettant d’indiquer telle ou telle autre référence bibliographique ; d’un point de vue modalisateur, cette pratique entraîne la présence de marques linguistiques signalant la valeur de vérité accordée aux énoncés rapportés et/ou aux propositions de leurs auteurs ; d’un point de vue énonciatif, enfin, cette interdiscursivité se manifeste par des représentations du discours autre, sous différentes formes de discours rapportés (discours direct, indirect, indirect libre, modalisation d’assertion comme seconde et modalisation autonymique d’emprunt[2]).
La période de redécouverte des textes anciens qu’est la Renaissance impose cette révérence accordée aux Anciens, d’abord essentiellement par le canal arabo-latin à partir du dernier tiers du XIIe siècle puis directement sur des manuscrits grecs ou latins à la fin du Moyen Âge. La Renaissance renforce encore cette révérence accordée aux Anciens. Mais, lorsqu’il est question de la mort noire, une maladie ignorée du monde occidental pendant de longs siècles, les auteurs du tout début de notre période doivent d’abord s’inspirer d’écrits non spécialisés, que ce soient des ouvrages médicaux plus généraux, de la littérature ou encore des discours religieux, notamment de la Bible. Puis, assez rapidement, viennent se rajouter aux sources les traités de peste antérieurs, faisant de ce type d’ouvrage un genre spécifique, qui commence à se développer à la fin du Moyen Âge puis est amplement représenté au XVIe siècle. Ainsi Nicolas de Nancel, dans son Discours très ample de la peste (1581)[3], manifeste-t-il dans les termes suivants l’importance (en même temps que le poids) de tous les discours qui ont précédé le sien : « Tous ceux qui ont escrit de la peste, que j’ay peu voir, lire, & entendre (qui sont certainement plusieurs) d’un commun accord & consentement disent & maintiennent, que la peste, dès son premier commencement & premiere generation, s’engendre au cœur. Ausquels si je me vouloie seul opposer, je le perdroie tout comptant, vaincu & accablé de tesmoings & d’authorités : pourtant j’aime mieux le quitter, que debattre » (p. 22-23). Ce processus de savoir cumulatif est du reste souvent traduit par la vieille métaphore chartraine (XIIe siècle) de l’enfant sur les épaules du géant, reprise par les médecins à partir de Guy de Chauliac, avec d’éventuelles variantes. Dans ce processus, chaque auteur apporte donc une pierre à l’édifice (pour utiliser une autre métaphore) que constitue l’élaboration d’un savoir, d’ordre médical en l’occurrence.
Or la situation est particulière, s’agissant de la peste, c’est-à-dire d’une maladie dont l’étiologie est encore méconnue. D’emblée, le discours est fragilisé par cette méconnaissance des causes de la peste car l’on sait, depuis Aristote, que connaître une chose, c’est d’abord en connaître les causes. Dans ce contexte, le recours aux autorités est le moyen d’asseoir un propos, mais il en est un autre – soit complémentaire, soit en opposition – auquel les organisateurs de ce colloque aimeraient s’intéresser, en l’occurrence le recours aux notions d’expérience et d’expérimentation qui renvoient à une approche empirique de la pathologie, approche médicale qui se dispense de la connaissance des causes, que ce soit comme dans l’Antiquité parce qu’elles sont considérées comme inatteignables, voire inutiles (secte médicale empirique) ou que ce soit parce qu’elle repose sur une médecine de terrain, essentiellement pratique, non universitaire, transmise de maître à disciple, souvent au sein des familles, médecine dont les enseignements survivent, malgré le contrôle grandissant des facultés de médecine sur les corporations de médecins, et sont transmis dans les écrits médicaux[4].
Les auteurs des traités de peste évoquent ainsi leur propre expérience, qu’ils soient chirurgiens (car il est admis que ce sont les chirurgiens qui sont plus au fait de la pratique que de la théorisation savante, comme les barbiers) ou même médecins. Dans les deux cas, les auteurs de ces traités souffrent d’un ethos prédiscursif – c’est-à-dire préalable –qui est largement défavorable à l’efficacité de leur propos. Comme le signale ainsi Gabriel-André Pérouse dans un article déjà ancien[5], l’idée que la médecine ait un quelconque pouvoir sur la mort est alors inconcevable, tant la violence quotidienne provoquée par les guerres ou les épidémies impose la présence de la mort. Il faut du reste noter que cette méfiance envers le corps médical est parfois justifiée dans les traités : ainsi Benoît Textor (De la maniere de preserver de la pestilence, 1551) évoque-t-il la peur, du reste légitime, du personnel médical confronté à la maladie ou leur avidité. Tout cela impose un travail éthique – sur l’ethos discursif, en l’occurrence – qui passe par le respect des sources, mais aussi la valorisation personnelle de son propos. Les auteurs insistent donc sur l’expérience qu’ils ont de la maladie parce qu’ils l’ont contractée, comme le chirurgien Ambroise Paré, comme le médecin et jurisconsulte Jean Suau ou encore comme le docteur médecin originaire de la ville de Bordeaux qu’est Guillaume Briet ; ou bien parce qu’ils l’ont côtoyée/ la côtoient, comme le médecin et chirurgien Nicolas de Nancel ou l’anatomiste chirurgien Nicolas Habicot, entre autres exemples ; ou encore parce qu’ils croient l’avoir contractée, cherchant dans d’autres maladies la peste antique, biblique, si renommée, comme c’est sans doute le cas du théologien Théodore de Bèze (De Peste Qvaestiones dvae explicatæ, 1579). Cette familiarité avec la maladie passe encore par des expérimentations, notamment de remèdes ou de régimes de santé, telles que les pratiquent par exemple le médecin et chirurgien Jacques Guérin, le barbier-chirurgien Balthazar Du Huval, le médecin Joseph Du Chesne ou encore l’apothicaire Nicolas Houel.
Les organisateurs du colloque proposent ainsi d’interroger la part respective de la théorie, de l’imitation et de l’expérience/ expérimentation dans les traités de peste listés en annexe ou d’autres de la même période, cette dialectique entre la tradition humaniste et la quête personnelle, ou encore entre la place du “il” et du “on” et celle du “je” (et de l’empirisme et de la subjectivité qu’il implique) dans les discours sur la peste, avec une prise en compte des enjeux épistémologiques de ces choix.
Modalités de contributions
Remise des propositions (une page A4, avec une bio-bibliographie de 10 lignes maximum, en français ou en anglais) à veronique.montagne@univ-cotedazur.fr et bhobart@aup.edu
avant le 10 mars 2023.
Dates du colloque : 19-20 octobre 2023
Comité scientifique
- Violaine Giacomotto (Université Bordeaux Montaigne)
- Brenton Hobart (Université américaine de Paris)
- Magdalena Koźluk (Université de Łódź, Pologne)
- Véronique Montagne (Université Côte d’Azur)
- Caroline Petit (Université de Warwick)
- Guylaine Pineau (Université de Pau)
- Isabelle Vedrenne (Université Côte d’Azur)
- Valérie Worth-Stylianou (Université d’Oxford)
Source : Appel à contribution